L’invité du mois : Yves Delatte, nouveau CEO de la Sonaca

La quarantaine à peine atteinte, Yves Delatte reprend les rênes de la Sonaca laissées libres par le charismatique Bernard Delvaux, parti vers de nouvelles aventures chez Etex. Le choix semblait s’imposer. Arrivé dans la boîte il y a une dizaine d’années, cet ingénieur civil de l’UCLouvain, qui a aiguisé son CV chez McKinsey & Company, a occupé plusieurs postes sensibles avant d’atteindre le dernier échelon. Alors que la crise du Covid s’installe doucement derrière nous, Yves Delatte est rigoureusement optimiste pour son entreprise…

Oserait-on écrire qu’Yves Delatte est l’archétype du Wallon ? Il est originaire de Liège, d’où proviennent ses quatre grands-parents. Mais ses parents quittent la Cité ardente pour travailler à Bruxelles, et c’est dans le Brabant wallon que grandit notre invité. Avant de mener l’essentiel de sa carrière dans le Hainaut, autour de Charleroi plus précisément. Avec un tel héritage, son rejet du sous-régionalisme est facilement compréhensible. Et si on lui demande perfidement s’il est plutôt Sporting de Charleroi ou Standard de Liège, il répond très diplomatiquement qu’il n’est pas amateur de foot, sauf quand joue l’équipe nationale…

Yves Delatte est ingénieur civil, diplômé de l’UCLouvain. De la même promotion qu’un certain Fabien Pinckaers, le futur fondateur et dirigeant d’Odoo. Durant son cursus, il passera une année à Austin. Après ses études, il entre chez Glaverbel, futur AGC, spécialiste du verre plat basé à Jumet. Mais il rejoint McKinsey & Company assez rapidement, et découvre la Sonaca… « Pour McKinsey, j’ai mené à la Sonaca plusieurs missions pour la Région wallonne au moment du passage de flambeau entre Christian Jacquemin et Bernard Delvaux. Je connais donc la Sonaca et son CEO depuis 2008. Et la société m’a séduit dès les premiers contacts » explique le nouveau CEO.

Soucieux de parfaire sa formation, Yves Delatte s’envole avec son épouse et sa première fille – il a maintenant trois enfants – pour Chicago, afin de mener un MBA à la Kellogg School of Management, « qui avait l’avantage de proposer des MBA en un an plutôt que deux ».

Après cette parenthèse américaine, c’est le retour chez McKinsey, mais pas pour longtemps. En 2012, Yves Delatte rejoint la Sonaca : « J’ai débuté comme  responsable du business development avec comme objectif de diversifier les activités de la Sonaca. Ma première mission a été de lancer Sonaca Engineering Services qui avait pour vocation de fournir tous nos assets – talents humains, capacités de prototypage, capacités de production – sous forme de services pour diversifier notre clientèle, mais également pour préserver nos ressources en cas de difficulté. Quand de grands développements d’avions sont lancés, nous avons un nombre impressionnant d’ingénieurs qui y travaillent. Mais quand ces programmes sont finis, on souhaite garder ces ingénieurs. Voilà pourquoi on a lancé Sonaca Engineering Services en 2012. »  Ce service interne de la Sonaca est toujours en activité aujourd’hui, avec un chiffre d’affaires de l’ordre de 5 à 6 millions d’euros, et une soixantaine de consultants travaillant donc pour des clients externes.

« Au cours de ma carrière, j’ai empilé les différentes fonctions, explique Yves Delatte, qui devient directeur des programmes et entre au comité de direction dès 2013, un an après son arrivée. J’avais la responsabilité opérationnelle et budgétaire de tous les nouveaux développements. Chaque fois qu’on signe un nouveau contrat avec un constructeur, que ce soit Airbus, Boeing, Dassault ou Embraer, on doit concevoir le produit, produire des prototypes, tester et certifier le produit… avant de pouvoir le mettre en production. Typiquement, quand on gagne un contrat ‘design-build’, on passe par une phase de développement qui va durer entre quatre et six ans et qui peut coûter entre 15 et 50 millions d’euros par contrat. Depuis 2013, j’étais responsable de ce portefeuille de projets de développement ».

Surcroît d’envergure avec LMI…

En 2016, Yves Delatte reprend la direction commerciale de la Sonaca en gardant presque toutes ses casquettes : fort impliqué dans l’aventure Sonaca Aircraft, dont il devient le CEO dès sa fondation l’année précédente, en 2015, il quitte l'opérationnel et se replie sur la présidence du CA. « Ce n’était plus tenable niveau emploi du temps » explique ce boulimique du travail…

Et c’est tout naturellement qu’en 2017, année de l’acquisition de LMI (USA), il devient ‘chief commercial officer group’, avec la responsabilité des programmes sur l’ensemble du groupe, y compris les États-Unis.

Puis, mi-2021, est annoncé le futur départ de Bernard Delvaux. « Nous avons réalisé un exercice de succession planning au sein de la Sonaca. Pour les cinquante fonctions les plus critiques dans l’entreprise, nous avions identifié les candidats successeurs et ces candidats avaient suivi des plans de formation. La succession s’est donc effectuée en douceur. Je peux même dire qu’il s’est agi d’une excellente transition entre Bernard Delvaux et moi. » Le départ officiel de Bernard Delvaux est annoncé le 1er juin ; l’entrée en fonction d’Yves Delatte se fera le 1er septembre.

Et comment le nouveau CEO voit-il l’avenir de son entreprise ? De façon résolument optimiste… « Nous avons traversé la crise de manière performante, et là je tire mon chapeau à toute l’équipe de la Sonaca, et notamment l’équipe de direction sous l’égide de Bernard Delvaux. Dès le début de la crise, début 2020, notre comité de direction s’est réuni tous les matins pour prendre les décisions qui s’imposaient. On a réussi, malgré une baisse de 350 millions d’euros de notre chiffre d’affaires (780 millions d’euros en 2019 ; 430 en 2020), à maintenir un Ebitda presque à l’équilibre, en baisse de seulement quelque 90 millions d’euros. Une performance assez incroyable. Nous sommes maintenant dans une meilleure situation, d’abord parce que nous n’avons plus de volatilité. Il faut savoir qu’en mars 2020, l’insécurité était totale. Depuis la fin de l’année dernière, nous sommes revenus dans une situation où les prédictions des avionneurs se réalisent. Le cadre est redevenu normal, et nous pouvons à nouveau planifier, anticiper, optimiser notre gestion... Et nous devrions atteindre cette année un Ebitda positif de l’ordre de 12 millions d’euros. Nous avons un plan d’affaires à cinq ans qui montre que nous allons revenir à des niveaux de rentabilité très élevés. » De bon augure…

Cet optimisme semble toutefois terni par l’ombre d’un regret : son entreprise n’est pas assez reconnue… « Nous travaillons pour tous les avionneurs, explique Yves Delatte. Je ne sais pas si le grand public en a vraiment conscience, mais on trouve des pièces de la Sonaca dans quasiment tous les avions, du monde entier. Pour certains business jets américains, on produit des pièces qui recouvrent quasiment un avion complet : fuselage, panneaux d’ailes, bords d’attaques d’ailes, bords de fuites et flats… Le public ne se rend pas compte non plus que la Sonaca est dans le top 10 mondial de son secteur. » Nul n'est prophète en son pays...

La Chine en question

Yves Delatte ose une position originale sur la question de la Chine, présentée souvent comme incontournable économiquement. La Sonaca y était présente depuis une quinzaine d’années, pour produire toujours le même produit… « Nous n’avons pas réussi à développer de relations avec les avionneurs chinois, et ce à cause de problèmes soit de propriété intellectuelle, soit de contrat. Pourtant le message d’Airbus était clair : il fallait investir en Chine, qui représente 30% du marché mondial en termes de ‘consommation’ d’avions. Quand nous proposions nos produits fabriqués en Chine à Airbus pour les aider dans leur stratégie, ils préféraient nos produits fabriqués ailleurs car moins chers. Le prix l’emportait sur la stratégie de vente… » Résultat : l’entreprise carolorégienne quitte l’empire du Milieu. « Nous avions trois sites d’assemblage pour des éléments de l’A320 – Gosselies, Cluj (Roumanie), Tianjin (Chine) – et avec la réduction des volumes due au Covid, cela devenait intenable de les garder tous les trois. Vu les difficultés rencontrées en Chine, nous avons tranché et avons fermé la Chine. Nos concurrents ou partenaires qui se sont installés là-bas n’ont pas non plus rencontré de francs succès… »

Cependant, si on lui demande si la Chine représente toujours une opportunité stratégique sur le long terme, la réponse fuse, positive… « Tôt ou tard, nous devrons nous ‘reconnecter’ avec les avionneurs chinois, mais aujourd’hui, face à la crise du Covid durant laquelle nous avons perdu 45% de notre chiffre d’affaires, nous assumons nos choix » affirme Yves Delatte.

Le ciel semble plus dégagé à l’ouest, même si LMI a été impacté par un double cygne noir : l’arrêt du 737Max suite aux deux crashs en Indonésie et en Éthiopie, puis la crise du Covid. « A Gosselies, nous avons pu bénéficier du filet de la sécurité sociale, et du chômage économique de force majeure. Nous avons pu traverser la crise sans le moindre licenciement en Wallonie, et c’est très important pour moi. Nous allons vers un redressement du marché dans les années qui viennent et il était donc capital de préserver nos compétences à Gosselies. Nous sommes prêts pour la relance. » Par contre, aux USA, au Brésil et en Roumanie, les filiales n’ont reçu que très peu de soutien public et ont dû licencier entre 40 et 50% de leur personnel. « Mais maintenant nous devons réembaucher et former des travailleurs. Nous avons une très belle histoire à écrire devant nous, car nous allons avoir une remontée significative des volumes, ce qui signifie également un vrai défi opérationnel. » Optimisme toujours…

Joindre le rêve et la raison

Impossible, en cette période de Cop26, d’éviter le sujet ‘environnement’. Et contrairement aux idées reçues, Yves Delatte explique que la Sonaca est « très heureuse de la prise de conscience de l’aspect climatique et environnemental dans le secteur aéronautique. Il faut joindre le rêve de travailler dans l’aéronautique avec la raison qui nous oblige à changer notre mode de fonctionnement, à réduire notre empreinte environnementale. La Sonaca est très active sur ce front. D’abord localement dans nos process de production : nous avons réduit de plus de 50% nos émissions de CO2 au cours de ces dernières années, et ce malgré l’augmentation du volume de production. Puis, plus globalement, nous dépensons un tiers de notre budget R&D pour de nouveaux produits qui vont aider à décarboner l’avion de demain. »

Cependant, le CEO prévient : « Cela prendra du temps avant de connaître une révolution dans l’avion commercial. D’abord parce que les technologies ne sont pas matures : l’hydrogène à -250 degrés dans un avion, ce n’est pas pour demain. Les batteries ont encore un poids et une densité énergétique qui les rendent impossibles à utiliser dans l’aviation commerciale, et surtout dans les long-courriers ». De plus, les avions ont un cycle de développement puis une durée de vie assez longs. Ce qui n’empêche nullement des progrès constants dans la consommation : chaque nouvel avion consomme une vingtaine de pourcents en moins que son prédécesseur. « Et on continue à investir dans de nouvelles technologies pour faire des avions plus légers, avec une aérodynamique plus efficace, ce qui permet de réduire encore la consommation » poursuit Yves Delatte.

Une autre piste pour lutter contre le réchauffement climatique est l’électrification des petits avions, domaine dans lequel la Sonaca investit beaucoup en R&D. « C’est une réalité pour les prochaines années, à commencer par l’hybridation. Ce principe permet de produire une supplément de puissance dans les phases où c’est nécessaire. Nous croyons fortement dans le développement d’avions complétement électriques, comme les business jets avec des autonomies de quatre heures de vol » conclut notre invité. De l’optimisme, et des idées.

Arnaud COLLETTE

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